D. Gembicki u.a.: Le Réveil des coeurs

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Titel
Le Réveil des coeurs. Journal de Voyage du frère morave Fries (1761–1762)


Autor(en)
Gembicki, Dieter; Heidi, Gembicki Achtnich
Erschienen
Saintes 2013: Editions Le Croît Vif
Anzahl Seiten
523 S.
Preis
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Luc Weibel

Par la publication du «journal de voyage» du pasteur Fries Dieter et Heidi Gembicki n’ont pas eu pour premier but d’enrichir la bibliothèque traditionnelle des voyages, dont on connaît l’intérêt depuis le livre que lui a consacrée Daniel Roche (Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, 2003). Ils ont voulu mettre en lumière un personnage étonnant, et faire revivre le mouvement morave dont il se réclamait.

Au milieu du XVIIIe siècle, Pierre-Conrad Fries (1720–1783) occupe une position singulière, au croisement de plusieurs cultures. Fils d’un apothicaire de Montbéliard (région qui relevait alors du Wurtemberg), ce pasteur luthérien formé en Allemagne, mais parfaitement francophone, doit l’orientation de toute sa vie au mouvement morave, une branche du protestantisme qui visait avant tout le «réveil des coeurs», c’est-à-dire une religion intériorisée, centrée sur le rapport du fidèle à Jésus. S’inscrivant dans la grande tradition piétiste allemande, elle affirme une certaine indifférence aux dogmes et aux appartenances confessionnelles. Soucieuse de rencontrer des individus susceptibles de comprendre son message, elle envoie des «émissaires» (évitons le terme de «missionnaires») dans le monde entier, et s’intéresse aux minorités persécutées. C’est le sens du voyage de Fries. Il est chargé d’aller au-devant d’éventuels «frères» en France et, décrivant en détail tous les contacts qu’il établit, il nous livre une véritable panorama du protestantisme français dans les régions qu’il a visitées. Plutôt qu’un «journal» tenu au jour le jour, le texte édité par les Gembicki est un rapport, rédigé à son retour en Allemagne à l’intention de la communauté de Neuwied dont il relève.

Ce qu’on apprend en lisant ce rapport nous montre comment les protestants français vivaient «sous la Croix» – et faisaient face à l’interdiction qui frappait leur culte depuis 1685. A Lyon les réunions se tiennent dans des maisons privées, et comme il existe une forte colonie suisse, composée essentiellement de commerçants, une certaine tolérance est de mise. A Nîmes, la situation est plus tranchée. On est là au coeur du monde huguenot, proche des Cévennes où avait eu lieu, au début du XVIIIe siècle, une insurrection armée contre le pouvoir en place. On est surpris de voir que la ville – où les protestants sont nombreux – compte deux pasteurs, connus des autorités. Le dimanche la communauté se réunit «au désert» – dans des assemblées de plusieurs milliers de fidèles. Fries assiste à l’une d’entre elles. Parfois la troupe reçoit l’ordre d’intervenir, mais alors les protestants sont avertis, et changent l’heure de leur réunion.

Fries a de nombreux entretiens avec Paul Rabaut, l’un des pasteurs de Nîmes. Il va également voir Marie Durand, le célèbre prisonnière de la Tour de Constance (à Aigues-Mortes), qui paya sa fidélité huguenote de 38 ans de captivité. Plus de deux siècles après les faits, nous ne pouvons que nous incliner devant le noble exemple de cette héroïne, que la Résistance française n’a pas manqué d’évoquer au XXe siècle. Qu’en pense Fries? Rien de bon. Il trouve que Marie Durand est une personne très autoritaire, qui exerce un ascendant excessif sur ses compagnes de misère, et qui ne cesse de mettre en avant son martyre. Or cela ne cadre pas avec l’idée que Fries se fait de la vie chrétienne. A ses yeux une seule chose compte: être fondamentalement conscient de son indignité, qui ne pourra être effacée que par le sacrifice de Jésus.

Fort de cette conviction sans faille, Fries est profondément déçu par la religion des protestants français: fiers de leur tradition et de leur résistance à l’oppression, foncièrement anticatholiques, ils sont en réalité des «sociniens», qu’inspire l’enseignement qui était donné à Lausanne aux futurs pasteurs: un mélange de rationalisme et de déisme.

Pour récuser la tendance majoritaire des Eglises réformées de l’époque – il existe bien entendu des exceptions –, Fries n’en a pas moins reçu une formation qui est celle des Lumières. Dans le récit minutieux de son voyage, dans son intérêt pour la situation économique des régions qu’il traverse, et surtout dans l’art avec lequel il raconte les multiples rencontres qu’il y fait, il est bien un homme de son siècle. On lira avec un intérêt particulier ses nombreux portraits de pasteurs, et sa description de l’hospitalité qui lui est offerte par des gens qui savaient qu’il était interdit d’héberger un «ministre». Il est vrai que Fries, qui se plie volontiers à toutes les astuces de la clandestinité, est muni d’un passeport – qui lui attribue la profession d’«apothicaire» – délivré par le résident de France à Genève. Parmi d’autres «émissaires» de la communauté morave, on relève le nom de Léonard Knoll, perruquier de son état: un métier qui facilite les contacts.

Parmi les pasteurs «croqués» au passage, on notera la figure de Jean Roux, ministre cévenol qui fait suivre la célébration de la sainte Cène d’un banquet plutôt jovial, et surtout celle de Jean-Louis Gibert, apôtre de la Saintonge, qui a réussi à y faire renaître la Réforme au point d’y édifier vingt temples – à la barbe des autorités qui n’osent intervenir faute de moyens! Ces oratoires étaient parfois camouflés en «chais» – entrepôts où l’on conservait les eaux-de-vie, production célèbre de la région (on n’est pas loin de la ville de Cognac!).

Pour galvaniser ses ouailles, Gibert dispose de l’arme absolue: en plein XVIIIe siècle, il est «millénariste» (ou «chiliaste») et annonce le retour du Christ, prélude à la revanche des protestants. C’est là une croyance que Fries juge puérile. – Manifestement, il se sent plus à l’aise à Bordeaux, où il conduit de nombreux entretiens spirituels. Dans cette ville de liberté – un commerce très actif avec l’étranger permet d’y avoir les coudées franches – se réunissent de nombreux petits groupes d’édification mutuelle, souvent conduits par des femmes. Fries est sensible à leur accueil, mais trouve qu’elles se complaisent trop dans la recherche de «l’extase», exprimée dans un langage «baroque».

Pour leur édition de ce document exceptionnel, les Gembicki ont fourni un travail remarquable. Tous les personnages mentionnés ont été dûment identifiés – ce qui fait du livre un véritable «who’s who» des protestants français du Midi et du Sud-Ouest – et de nombreuses annexes offrent des éclairages multiples sur la période. Surtout, une introduction de 60 pages propose une vue d’ensemble de la carrière de Fries, des particularités du mouvement morave et de la situation du protestantisme français au XVIIIe siècle. Spécialiste de la période, Gembicki insiste particulièrement sur la façon dont l’information circulait dans l’Europe des lumières. Très modernes dans leurs méthodes, les Moraves rédigeaient une sorte de journal – exclusivement manuscrit – qui circulait d’un correspondant à l’autre avant de revenir à son expéditeur: façon ingénieuse de ne pas attirer les foudres de la censure. D’une façon analogue, de modestes artisans – hommes et femmes – recevaient au fond de leur province des recueils de cantiques ou de pensées pieuses qui animaient leur ferveur. – Le style de Fries met beaucoup de vie dans ses récits, mais celui de Gembicki – nourri des acquis de l’historiographie la plus récente – doit à la fréquentation des écrivains du XVIIIe siècle une clarté d’exposition réjouissante, qui fait de la lecture du livre qu’il signe avec sa femme Heidi un vrai plaisir.

Zitierweise:
Luc Weibel: Rezension zu: Dieter Gembicki, Heidi Gembicki Achtnich, Le Réveil des coeurs. Journal de Voyage du frère morave Fries (1761–1762), Saintes: Editions Le Croît Vif, 2013. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 64 Nr. 3, 2014, S. 521-523.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 64 Nr. 3, 2014, S. 521-523.

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